Pour Mohamed Rjaibia la Tunisie fait face à des défis mais elle peut rester optimiste.
Alors que le contexte géopolitique mondial est plus instable que jamais, la souveraineté alimentaire redevient une préoccupation pour de nombreux pays dont la Tunisie.
Mohamed Rjaibia, membre du bureau exécutif de l’Union tunisienne pour l’agriculture et la pêche (Utap), chargé des grandes cultures a réalisé une interview auprès de nos confrères de l’AA.
Le déclenchement récent d’une guerre dans un pays parmi les grands producteurs de céréales au monde a ravivé les inquiétudes pour la nourriture. Comment se présente la situation en Tunisie ?
Mohamed Rjaibia : Pour la région de l’Afrique du nord, les pays du Golfe et autres, nous sommes importateurs de ces produits stratégiques, les céréales.
En Tunisie, nous importons plus de 50% de nos besoins de céréales en général. Toutefois, si pour le blé tendre, destiné à la production du pain, nous importons plus de 90% de nos besoins, nous misons, en revanche, sur le blé dur pour atteindre notre autosatisfaction.
La stratégie nationale, récemment dévoilée, mise sur le blé dur, compte tenu du coût de production, élevé de plus en plus, pour réaliser l’autosuffisance en cette denrée.
Cette stratégie résulte, au fait, des crises qui se sont multipliées depuis la révolution en 2011.
Pendant la crise de la Covid, les filières de production ont été touchées dans plusieurs pays.
En Tunisie, les crises nous ont permis de constater que l’agriculture, en tant que choix stratégique, a été délaissée, en faveur d’autres secteurs comme les services et le tourisme, notamment.
Nous nous sommes rendu compte de l’importance du secteur agricole après 2011, aussi bien en Tunisie qu’au niveau régional et international. Même en Europe, les denrées alimentaires ont subi des hausses de prix, deux à trois fois les prix pratiqués auparavant.
Du coup, il y a deux craintes. D’abord la baisse de la production nationale à cause des changements climatiques. Rappelons, ici, que le climat tunisien est aride à semi-aride. Et, pour les grandes cultures, 95% des superficies dépendent de la pluie, alors que 5% uniquement, soit, 85 à 90 mille hectares sont des cultures irriguées. Cela signifie que le climat est déterminant pour le système de production.
La deuxième crainte est liée à l’autorité de décisions. Voulons-nous, oui ou non, faire de l’agriculture un secteur stratégique prioritaire ? Et, avons-nous le choix ?
A l’Utap, nous avons plusieurs dossier et propositions que nous avons soumis à l’autorité de tutelle pour prendre les décisions nécessaires. Mais le fait que les gouvernements changent fréquemment, nous n’avons pu avancer sur certains aspects.
Comment, concrètement, peut-on atteindre l’autosuffisance ?
Mohamed Rjaibia : Avec les superficies dont nous disposons, nous sommes capables en Tunisie, notamment en ce qui concerne le blé dur, d’assurer nos besoins, à condition de mettre à disposition tous les facteurs de production. Il s’agit en premier des semences adaptées à notre climat. Il y a ensuite la recherche scientifique, la formation et la sensibilisation des intervenants, sans occulter pour autant l’aspect financier.
Je voudrais souligner, à ce niveau, que les fonds alloués par le budget de l’Etat aux grandes cultures sont en deçà des besoins.
D’un autre côté, la perturbation sociale survenue en Tunisie après la révolution a affecté l’approvisionnement en engrais, dont nous étions exportateurs, ce qui nous a amenés, depuis trois ans, à en importer depuis la Russie.
Par ailleurs, nous plaidons, aujourd’hui, pour une indexation des prix à la vente sur les coûts de production. Il y va de la continuité de l’activité. Les agriculteurs quittent leurs activités s’ils ne trouvent pas leur compte.
Nous sommes tous d’accord que les prix augmentent. Les pièces de rechange, la main d’œuvre, l’énergie, etc., subissent tous des augmentations et affectent les coûts de production. Or si les prix à la vente ne suivent pas, la marge bénéficiaire de l’agriculteur va s’effriter…
Mais si les prix augmentent indéfiniment, ils s’estompent au niveau d’une autre problématique, celle du pouvoir d’achat, mis à mal lui aussi en Tunisie. Quelle est votre approche à ce niveau ?
Mohamed Rjaibia : Là, nous évoquons forcément, la problématique de la caisse de compensation. Jusqu’à présent l’intervention de cette caisse bénéficie à tout le monde, aussi bien aux catégories à faible revenu qu’aux « riches ». Il faut que cela change, de sorte à ce que la subvention soit uniquement orientée vers les nécessiteux.
Lever, donc, la compensation, progressivement, sur des produits déterminés et réorienter la subvention vers les familles nécessiteuses uniquement. Il y a une démarche dans ce sens. Mais j’avoue que c’est une équation difficile…
Vous avez évoqué l’autosuffisance en blé dur. Pourquoi pas en blé tendre aussi ?
Mohamed Rjaibia : C’est simplement pour des raisons économiques. Au niveau de la production, blé dur ou tendre, reviennent au même coût, pratiquement. Mais au niveau du marché, le prix de vente du blé dur est nettement supérieur à celui du blé tendre. C’est pourquoi la plupart des agriculteurs préfèrent le blé dur.
Par ailleurs, les cours du blé tendre étaient relativement bas et largement à la portée. Mais ce n’est plus le cas pour le moment, surtout avec le glissement du dinar. Le quintal de blé tendre se vend aujourd’hui à 50 dollars environ, et le blé dur à 75 dollars.
Cela étant, réaliser l’autosuffisance n’est pas un simple slogan, mais plutôt un défi nécessitant une stratégie nationale impliquant tous les intervenants, publics et privés.
Selon les objectifs de développement durable, ODD, la production nationale doit pouvoir nourrir 14 millions de personnes en 2050. Est-ce à la portée ?
Mohamed Rjaibia : L’accroissement démographique en Tunisie n’est pas élevé, heureusement.
En tant qu’Utap, nous avons convenu de plaider pour la [souveraineté alimentaire]. L’autosuffisance, c’est lorsqu’on produit nous-mêmes nos besoins. La sécurité alimentaire, c’est lorsque même si nous ne pouvons pas produire nos besoins, nous pouvons les importer.
Or, il se trouve, que la sécurité alimentaire est actuellement mise à l’épreuve, entre autres à cause de la guerre, non seulement pour la Tunisie, mais pour beaucoup d’autres pays importateurs. C’est pourquoi nous devons travailler aujourd’hui sur la « souveraineté agricole ».
Qu’est-ce que alors la souveraineté agricole ?
Mohamed Rjaibia : C’est de produire localement tout ce dont nous avons besoin, dans toutes les filières. Je me rappelle ici du lancement au début des années 90 de la filière du lait et dont la performance et l’évolution étaient remarquables. Aujourd’hui, nous avons notre autosuffisance en lait, tout comme en viandes, fruits, légumes, etc.
Cependant la filière lait est aujourd’hui confrontée à plusieurs défis, en l’occurrence la hausse des prix des fourrages. Nous avons pourtant des superficies qui nous permettent de produire les aliments pour bétail localement.
Le maïs, le soja et autres, nous ne pouvons pas en produire, car ce sont des cultures qui nécessitent de grandes quantités d’eau que nous n’avons pas, ou pas assez.
Il faut mettre une cartographie agricole précisant les cultures indiquées pour chaque région.
Car au fait, à cause des changements climatiques, les superficies cultivées sont en régression dans plusieurs régions, d’autant plus que nous sommes en train d’épuiser nos ressources en eau.
Aujourd’hui, la production nationale est en repli. Or, s’il y a manque de nourriture dans le monde, qui va dominer le marché ?
D’ores et déjà, celui qui a la nourriture contrôle la décisions !
C’est ainsi dire qu’en Tunisie, nous n’avons d’autre choix que de penser sérieusement à la nourriture avant toute autre chose et, partant, à l’agriculture comme priorité.
Si nous parvenons à arrêter l’hémorragie et les menaces qui pèsent sur l’agriculture, rationaliser la consommation, encourager les agriculteurs, nous serons en mesure d’assurer notre nourriture.
Nous n’avons pas d’autre choix.
La souveraineté alimentaire devient ainsi une responsabilité nationale collective : agriculteurs, société civile, autorité de tutelle, tous.
L’avenir sera peut-être plus difficile, car si la nourriture est aujourd’hui disponible, à terme, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait.
Vue la guerre en Ukraine, on ne sait pas ce qui va se passer en 2023.
Cette année, nous avons une saison moyenne, satisfaisante qui pourrait nous donner une visibilité jusqu’aux mois de janvier, février prochains. Nous avons également notre stock stratégique, certes, mais qu’en est-il après ?
Mohamed Rjaibia : Nous devons agir de manière prospective et nous en avons les moyens : l’Institut national des recherches agronomiques, la banque des gênes, nous disposons de terres agricoles susceptibles de donner 70 à 80 quintaux à l’hectare et nous avons des compétences.
Si nous travaillons sur les zones irriguées, estimées actuellement à 80 ou 85 mille hectares, si on arrive à un rendement de 60 quintaux/ha, cela nous permettra d’assurer 60% de nos besoins. Que dire alors des 1 million d’hectares supplémentaires ?
Aujourd’hui, des pays producteurs retiennent la nourriture sous prétexte de donner la priorité au marché local, ce qui provoque une pression sur l’approvisionnement mondial.
Nous n’avons, donc, d’autre choix que de compter sur soi !